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INSTINCT NOCTURNE
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Écrit
par Baptiste Jacquet |
a été publié sous l'appellation
"Nuits Mobiles" jusqu'au
22 nov. 06 dans l'hebdomadaire
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MERCREDI 18 OCTOBRE 2006_ #385
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Au
sommet de l'indignité
À l'âge où l'adolescence ordonne une confrontation
avec le monde et l'expérimentation des inconnus ou interdits,
je fermais la porte de ma chambre pour écouter les nouvelles
radios de Tonton, me masturber sur un héros de feuilleton
télé et mâcher le papier journal de Libération,
L'Autre Journal ou du Melody Maker. Seul, sans amitiés
particulières, incapable d'intégrer les groupes scolaires
imposés et avec cette gène permanente de me faire
repérer dans mon absence totale de curiosités pour
le quotidien de mes semblables. De quinze à vingt-cinq ans,
j'étais un associable silencieux sous couveuse du suicide
paternel puis, plus tard, de la mère écrasée
par la tôle. Clignez des paupières. Aujourd'hui, présumé
extraverti, je rechausse ces mêmes pompes de l'à côté
: l'entourage devient flou. L'instant non-vécu se concentre
sur l'impératif à faire attention à ce que
les autres ne remarquent pas trop que je ne suis pas là.
Ou disparaître. Mardi, des silhouettes tendent les bras vers
des nappes blanches garnies. Des mains portent des cigarettes aux
lèvres. Des sourires se taisent avant laissez-débuller
du champagne en fond de gorges. Des mots sortent entre deux. Yves
Caizergues et Fred Gangneux, maîtres du cocktail,
inaugurent l'agence Lighting Process avec une bande de trentenaires
aimables. Laure M. revient de l'enterrement clermontois du producteur
Denisot qui donna lieu à "une scène surréaliste
: à la sortie de l'église, il y avait une foule de
filles qui trépignaient d'excitation à la vue des
Obispo ou Jennifer. C'était vraiment bizarre." Clignez
des paupières après un doigt roulé sur le Ipod
pour remémorer Dance This Mess Around de The B'52s.
"Ne me laissez pas tout seul", flippe-je derrière
Fanfan Selenc et Jérôme G. au milieu
d'une voie sans issue longeant les trains en Gare de Vaise. Perdus
dans la nuit, nous pistons la soirée Vendredi 13 entre
un périphérique et les rues désertes du quartier.
Les vélos enfin chaînés, nous retrouvons toute
la Branchaga de la ville dans une salle des fêtes colorisée
par une lumière noire qui blanchit les yeux à rire
et dents à dénouer les mauvaises langues. Au port
d'une casquette obligatoire, je préfère un bonnet
de bain orange fluorescent qui "empêchera mes quelques
neurones encore en vie de s'échapper." Maxime
(photo) prend nouvelles de Bastien et trinque à la chance
que mon amour aurait de pouvoir connaître bientôt tous
les branchouilleux lyonnais. Antoine S. politise son entreprise
de fringues stylées et "fabriquées en France",
Projet M, en exagérant le pouvoir du consommateur
: "Ce n'est plus par le vote ou par le militantisme que
tu changeras la société mais par tes choix de produits."
Jean Barbier se porte visiblement beaucoup mieux depuis qu'il
a quitté le papier-pue de Lyon Mag. Le gentilhomme
n'en touchera pourtant aucun mot. Clignez des paupières,
deux grammes d'alcool vidés dans le sang. Pendant que Fanfan
et Paco s'éthylisent sur le dancefloor et s'horrifient de
la venue improbable d'Agoria (deejay qui voudrait être
Laurent Garnier), coiffé d'un chapeau de paille noire
mittérandien, Hubert-Julien Laferrière mondanise
mais avoue "beaucoup moins sortir qu'avant." Au sommet
de l'indignité, le Goldenboy bombe son torse imberbe
et libéré d'une chemise imprimée léopard
"parce qu'il veut faire son pédé racaille"
rigole une escort girl. Enfin, nous titubons vers la Presqu'île
avant que le jour révèle les joyeux excès de
cette grande party et fermons les paupières, fiers de notre
piteux état.
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MERCREDI 25 OCTOBRE 2006_ #386
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En
direct du Texas
Mardi, les deux limonadiers cherchent les causes de cette morne
saison nocturne. Christophe Cédat, chieur sarkozyste,
rengaine juste : "La spéculation immobilière
incite les bobos à acheter des appartements dans des zones
où se trouvent des bars. Puis, installés, à lancer
des pétitions pour faire fermer ces établissements
sous couvert de tapages nocturnes. Les rues nettoyées par
les pouvoirs publics leurs offrent alors de belles plus-values dans
la revente." Et une atmosphère "place du
village désertique" du plus bel effet pour une ville
qui crie sa prétention d'Internationale du tourisme sur tous
ses toits endormis. Le commandant-chef du Café 203
lance l'idée d'une réouverture autorisée des
caves "qui permettrait de supprimer les problèmes
de bruit." Samuel Gesret s'interroge : "Quel
lieu peut-on bien ouvrir pour vivre décemment ?"
Sous l'arsenal des réglementations et interdictions, la réponse
prend place sur la table : "RIEN". Clignez des
paupières. Jeudi, nous flashgordons au Transbordeur et un
nouveau show de Philippe Katerine. Depuis la rentrée,
j'ai plus maté d'artistes en concert que transpiré
sur des dancefloors. Plus abusé d'alcool en soirées
privées que fumé des Merit dans des bars à
demi-vides et facturant un verre de bière à cinq euros.
Ce mode alternatif de sorties ne me satisfait guère : Je
ne suis pas, culturellement, un spectateur passif planté
dans une basse fosse tel un fantassin qui focalise, en sens unique,
la guitare d'un rocker et le micro d'une pop star. Je refuse, humainement,
toutes forme de clan, de réunions entre amis qui excluent
la rencontre d'inconnu(e)s. Clignez des paupières. En avant
scène, Greg Duvernay frise sa barbe au bras de son amour,
"une histoire avec quelques querelles et questionnements. Souvent
le dimanche soir." Thierry Pras tient à vanter les bienfaits
de sa jeune paternité qui ne brideraient pas (encore) son
besoin de liberté. Les deux hommes "casés"
empruntent le corridor donnant dans la grande salle overbookée
de trenta branchés et kids fanatiques. Lumière éteinte
sur la foule, Katerine se dandine dans un caleçon boule-bite blanc,
le reste du corps nu et recouvert d'une peinture bleu Klein, un
Christ mis à dos en dessin sur son torse à poils.
Pendant deux heures de musique parfaite, il empoche notre vénération
en cabotinant sur nos intimités (peurs, envies contradictoires,
bassesses sociales et tares modernes). Clignez des paupières.
Vendredi matin, Aurélie Haberey conduit sa Polo blanche vers
les bureaux de Là Hors De à La Duchère. Au
bord d'une route du quartier en chantier, quatre flics municipaux
visent, sourires fiers, dans un radar mobile. "On vit réellement
au Texas", s'énerve la photographe face à ce
qui nous semble une pure provocation policière dans cette
période de réchauffement des banlieues médiatisée.
La confirmation toujours plus notable que les petites incivilités,
frimes narquoises et impolitesses courantes commises par les shérifs
du Petit Nicolas tendent à favoriser une violence
permanente. Clignez des paupières. À sa descente du
train en provenance des Hautes Alpes, j'embrasse Bastien
à 22h44 dans le hall de gare. Nous freinons nos touchés
amoureux par un passage prolongé dans l'appartement de Jean-Sebastien.
La fête privée agence de belles femmes lascives sur
canapés, groupe d'alcooliques-danseurs et porteurs de drinks
rigolards. Les foies rongés par une inondation de vodka,
nous chutons sur le lit et fermons les paupières, torses
chauds et jambes joyeuses.
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MERCREDI 01 NOVEMBRE 2006_ #387
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Une
grande surface de consommations immatérielles
Racler les fonds de tiroirs et trouver quelques ronds. Ouvrir les
portes du placard et se nourrir de pâtes mortes. Depuis un
temps trop lointain, mes dix jours par mois se passent ainsi. L'argent
n'est pas mon fidèle. Mes absences du réel pour cause
d'inventaire intérieur de mes obligations matérielles
non réglées neutralisent ma curiosité. Mon
amour, mes ami(e)s et les autres n'ont qu'à se taire. Rien
ne changera avec eux. Tout est dans moi. Clignez des paupières.
Peut-être me poste-je dans l'erreur des histoires qui tournent
en rond. De celles signifiant qu'un malheur apporte son lot de consolation,
sonnant et trébuchant. Trébuchant. Jusqu'à
vingt-cinq ans, les choses de la vie ont été faciles.
Chaque forte douleur a voulu être pansée par un leg
: Héritier après la mort du père ; héritier
après celle de la mère ; héritier après
celle du grand-père pater ; héritier après
celle du grand-père mater. À la suite de ces mises
en terre, un notaire dépose un chèque sur le compte
bancaire. Et entretient mes manques d'ambitions à générer
seul des revenus corrects. Mais ce qui ai tombé tout flasque
des cercueils ne m'a jamais offert une rente à vie. Juste
de quoi me leurrer dans une grande surface de consommations immatérielles.
Juste de quoi m'éduquer au non-effort et à la gentillesse
de ne pas vouloir écraser mon voisin pour lui manger son
pain. Clignez des paupières. Les puissants précaires
de cette ville m'apprécient à juste valeur : mes franc-parlés
et écrits sincères doivent leurs sembler singuliers
ou attachants. Sans présenter de menaces pour leurs places.
Pour exemple, sur le champ de bataille entre combattants journaleux,
quoi de plus rassurant pour sa propre survie professionnelle et
sa mince notoriété qu'un faux confrère désintéressé
? Car, dans ce microcosme étouffé (et plus généralement
dans tous ceux se concentrant sur un maigre gâteau), les sondages
sont permanents sur "qui fait quoi" et "qui
à l'intention de faire quoi". Chacun surveille l'autre
pour, à l'occasion, s'entrepoignarder. Clignez des paupières.
Observer puis chercher un sens sans agir est une de mes plus belles
tares. Être les pieds dedans avec la tête dehors, un
vieux réflexe devenu néfaste. Samedi, le risque de
perdre, un jour, Bastien s'invite dans une soirée,
une semaine, sans sortie d'aérations pour cause d'infortune.
Une dispute téléphonique charcute le creux de l'oreille
douloureusement. La voix énervée de mon compagnon
se synchronise sur mes difficultés du moment, sur mes errances
sociales et hésitations pitoyables face à l'urgence
de stopper ma chute qualifiable de "suicidaire".
Notre histoire est beaucoup trop importante. Un amour chéri
mais qui peut disparaître, trop lent à digérer
et impossible à retoucher. Je ne veux pas me sentir coupable
d'une fin possible. Je n'ai jamais éprouvé de regrets
et il n'y en aura pas. "Sors-toi les doigts du cul sinon
votre histoire ne tiendra pas le choc face à ta situation",
vulgarisait Fanfan Selenc une nuit de surconsommation en
drinks forts. Pas très chic comme formule mais bien profond.
Fermer les paupières.
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MERCREDI 08 NOVEMBRE 2006_ #388
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Brigitte, t'es fatigante
La vieillerie nous pend aux jambes. La connaissance du jeune, et
déjà vieux, milieu arty et de la House Nation
sclérose nos prétentions à courir pour aller
se faire voir ailleurs. Depuis plusieurs mois, notre entourage a
d'autres priorités mal définies. Ou à définir.
"On ne sort plus beaucoup parce que c'est toujours les mêmes
lieux avec les mêmes personnes vues et revues", s'excuse
ce couple de la rue des Capucins. "Nous sommes dans la merde
financière totale. Donc, nous levons le pied sur les nuits
à claquer dans les bars", balancent directement
ces deux autres adorables et aux abonnés absents des dernières
fêtes électro de la ville. "Je viens d'acheter
un appartement et passe la majeure partie de mon temps à
le retaper", justifie Christian Jeulin lors d'une
brève apparition dans un vernissage. "Tu me prends
pour mort", me reproche Christophe Boum qui ne met
plus un verre dehors. "Voir ces lyonnaiseries me dépriment",
textotait Super Pénélope depuis le Tapis
Rouge de la rue Auguste Comte. Et les autres exemples de démissions
nocturnes ne s'arrêtent plus. Pour raisons amoureuses, de
gosses pondus, d'errances bancaires mises en correctionnelles ou
projets sages et assureurs de futurs stables, les trenta, alignés
sur les marques de l'âge, se recroquevillent dans un box clos.
Clignez des paupières. Je fais partie certainement de ce
lot converti au bonheur individuel, à la réussite
de son passage vivant. L'histoire en route avec Bastien a non seulement
changé ma gueule de mauvais garçon mais pousse surtout
à emprunter des chemins plus constructifs. Elle donne aussi
lumière à mes maladresses dans la liaison amoureuse
et à mon enfantillage passé. Clignez des paupières.
Nos vieux post-soixante huitards ont réussi à éloigner
ma génération du pouvoir-vouloir en la couvant dans
un trip d'adolescence prolongée. Bien oisive et dans l'expérimentation
bancale permanente, elle ne devrait pas trop faire de l'ombre aux
papys qui nous font consommer. Clignez des paupières. Mardi,
un gymnase en préfabriqué et plafonné de tôles
enferme une armada de kids clubbers qui pointent leur vingt ans
d'âge sur de vulgaires t-shirts moulants et dans la frime
cheesy. Proche d'une créature équivoque, sourcils
épilés à la règle et yeux maquillés
au noir fin, je questionne Christian Jeulin : "C'est une
fille ou un garçon ?" Après quelques hésitations,
et tout aussi perdu que moi face à cette mode grandissante
de l'androgynie chez les post-pubères, il assure : "C'est
un mec mais, dans le doute, tu peux toujours aller vérifier."
Refusant la pratique d'un touché rectal sur mineur, nous
vidons un premier drink. Clignez des paupières. Thomas
fleuronne avec Paris Cécile Chaffard sur l'amour et
les dépressifs suicidaires pendant que Fanfan Selenc
et Jérôme G. effectuent une estimation de leur
alcoolémie sur le dancefloor. Et râlent, mauvais joueurs,
sur le live de Vitalic jugé "pas terrible".
Pourtant, le Dijonnais superstar attrape les bras de la jeune foule
pour les tirer jusqu'à décramponner les pieds du sol.
En multicouches de beats martiales, décompositions synthétiques
de basses rock et piques sonores arrondies, il détient l'impossible
: une musique techno-disco suintant toujours autant le sexe gay.
Clignez des paupières. Plaqué contre son torse, je
chamaille, dimanche, avec Bastien. En fin de week end montagnard
à gravir un sommet de sapin orangés, le bel amour
repousse mes touchés abusifs : "Brigitte, t'es fatigante".
Puis ferme les paupières d'un large sourire.
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MERCREDI 15 NOVEMBRE 2006_ #389
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Un vestiaire à chiens
Le mastic peint bave de l'encadrement pour tenir une vitre en floutage
du monde extérieur. Le premier plan figé dans le détail
d'un objet dégouline dans l'immensité vague d'un paysage
connu mais devenu étrangement lointain. Mercredi au Hilton,
Michel Camoz accroche ses grands formats photographiques, remises
en questions pertinentes de nos certitudes dans la connaissance
des entourages et de nos tiraillements entre un nez collé
à l'intime et des yeux noyés dans une vision trop
large pour pouvoir tout comprendre de nos vies. Au vernissage de
cette exposition du trouble, une armée de stagiaires, cameramen
et assistants techniques se pressent dans les couloirs de l'hôtel,
des médailles imprimées Nouvelle Star au collier de
leurs prétentions stupides. Ici, le casting pour la préfabrication
du radio crochet à paillettes se termine par les dernières
auditions de pauvres kids, rêveurs d'un monde éblouissant
dans lequel ils deviendraient nets. Et, pendant quelques jours,
célèbres. Clignez des paupières. Nous trinquons
en aparté de cette agitation superficielle avec Gilles Pastor,
tout juste lauréat de la Villa Médicis et dans
le flip de partir quelques mois travailler au Brésil. "J'aurais
du présenter un projet pour Privas. C'est bien Privas comme
destination. Non ?", sourit le metteur en scène
alors que Super Pénélope formante un futur séjour
sud américain. Clignez des paupières. Vendredi, après
un couscous magique au Soleil de Tunis, nous stationnons
au bout de la rue Neuve avec Manu Cédat. Le gentilhomme relate
son séjour new-yorkais et confirme le cloisonnement rigide
et tue-la nuit des établissements locaux : "Hier,
j'ai du batailler pour rentrer au Barok Café. Une fois à
l'intérieur, je me sentais comme l'intrus mal rasé
au milieu de clones proprets. À New-york, tu pousses une
porte de bar sans avoir à te demander si tu corresponds à
une clientèle définies." Clignez des paupières.
En dépôt de drinks sur table au Café 203, Paris
Cécile Chaffard présente son nouveau boyfriend et
le love par touchés amoureux réjouissants. Face à
elle, Jérôme G. est ailleurs, dans la douleur d'une
séparation. À cet instant où la fragilité
des histoires amoureuses s'opposent, je ne peux que boire à
la bonne santé de mon futur avec Bastien. Clignez des paupières
dans un nuage de fumée au Bec de Jazz, nouveau refuge
merveilleux où toute rencontre prète à déconner.
Samedi, de plein pied dans le terrain vague qui encercle le chapiteau
du Riddim Collision Festival, Fanfan Selenc interroge Greg Duvernay
: "Avez-vous prévu un vestiaire à chiens pour
tous les dreadlockeux venus ce soir ?" Puis, curieux des
nouvelles modes vestimentaires chez les "djeunes" alternatifs,
nous scannons les têtes rasés avec implants de mèches
rebelles et pantalons paramilitaires anti-sexe avant de faire couler
quelques coupettes sur le dancefloor en compagnie de Céline
et Malick (photo). Sous le rouleau compresseur drum'n bass d'Amon
Tobin, nous clignons des paupières. Dimanche, Samuel insiste
à la porte du Bunker Bar, le nouveau baisodrome gay remplaçant
La Jungle. Le vigile nous claque : "C'est un club privé
et ça ne va être possible". Furieux de se
faire refouler, Samuel énumère tristement le sectarisme
grandissant du milieu pédé : "Si tu es accompagné
d'une fille, le XL Bar te refuse l'entrée. Bientôt,
tu seras trop vieux pour entrer à l'United Café. Si
tu n'as pas la gueule pour te faire pisser dessus, le Bunker t'éjecte.
Elle est belle la tolérance des gays." Fermez les
paupières.
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MERCREDI 22 NOVEMBRE 2006_ #390
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Du sexe dans le compartiment
L'étau en tenaille sur le thorax presse mes poumons à
cracher les paquets de Merit fumés. Des courbatures
rouillent des muscles qui transpirent à chaque geste. La
belle crève accompagne mes frissons diurnes sous des couches
de draps tirés jusqu'aux yeux. Pour une semaine à
sentir les limites de mon corps. A regarder l'extérieur hostile
par la fenêtre de la chambre vide. Clignez des paupières.
Au pied du lit, journaux et magazines recouvrent le parquet de nouvelles
formatées et analyses calquées sur la pensée
dominante. Mon cher Libé nouvellise sa crise par communiqués
quotidiens sur sa mort possible. Comme les autres, il peut mourir
du jour au lendemain. Comme les autres, il ne mobilise guère
puisque l'information gratuitement offerte par les attacheurs de
presse semble suffire au commun citoyen. Les Radio France sont branchées
sur les canaux des ministères et les rotatives impriment
tardivement ces mêmes actualités rabâchées,
à trois virgules près des textes officiels. Si tout
se ressemble, pourquoi payer ce que l'on peut écouter ou
manger sur écran animé ? Un jour viendra où
l'agenda du Petit Nicolas ne mènera plus le tempo, où
les journalistes imposeront leurs propres infos, où les opinions
recréeront de la discorde. J'espère. Clignez des paupières.
Mercredi, les sauts de bouchons du beaujolais primeur se feront
sans nous. Au Sofitel, dans un coin du patio rétro, nous
nous rencontrions jadis. Elle débutait l'histoire qui nous
liera d'un bon compliment : "Tu me fais penser à
Alain Pacadis". Absente, Super Pénélope
me textote notre anniversaire en deux mots : "Cinq ans".
Clignez des paupières. Vendredi, Bastien raccorde sa bouche
à la mienne dans une surenchère de regards allumeurs.
Nous avalons, alcooliques confirmés, des verres surdosés
au Café 203 jusqu'à s'épauler dans un sommeil
brouillon. Clignez des paupières. Samedi, le stationnement
est bref dans la pouponnière surfaite du Broc Bar.
Samuel G. retrouve Dominique et Eric, les deux anges partis ailleurs
après la fermeture du feu et regretté Tombé
du Ciel. Les revenants désirent du simili luxe pour suite
nocturne ("Nous pourrions aller au Comptoir de la Bourse ?")
Nous préférons fauteuils moins codés et suffisants
pour écouler un drink au Voxx. Au mileu de kids néo-mods
rageant sous les violents coups portés par des hymnes rocks
virils, nous devons hurler pour nous entendre et bisons Kamel avant
la surdité. Clignez des paupières. Bastien violente
ses positions d'écologiste sur le comptoir du Bec de Jazz
en défendant ce moustachu de José Bové.
Le bar vide ses beaux joueurs tandis que notre débat politique
a déjà viré à l'engueulade : Je n'ai
jamais accepté que le défenseur de la bonne bouffe
rentre en prison avec le sourire parce qu'il était assuré,
de part sa médiatisation et du haut de son piedestal d'homme-symbole,
qu'il en sortirait plus vite que le petit voleur de sac à
main. Je maintiens confiance et respect en la justice de la France
qui a peur même si je ne me suis pas énormément
engagé contre les lois liberticides de Monsieur Perben. Mon
compagnon s'énerve. Me traite de "faux rebelle"
et ne me touchera pas de la nuit. Clignez des paupières.
Dimanche, le train ronfle le long des montagnes. La pluie cogne
à la vitre du vieux wagon. Du sexe dans le compartiment nous
réconcilie timidement. Car la crainte que nos ébats
sur banquette en skaï soient interrompus par l'intrusion d'un
contrôleur nous force à jouir rapidement et rire de
notre audace. Fermez les paupières.
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MERCREDI 29 NOVEMBRE 2006_ #391
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Le temps de la connaissance
C'était un matin d'avril dernier. J'avais pourtant instauré
la tradition depuis ma première fellation pratiquée
à la ceinture d'un amant au visage flou : me faire sucer
le sang tous les ans afin d'en connaître la couleur virale.
La procédure est connue : perdre patience dans un couloir
en cherchant, dans le regard de ses voisins de piquées, le
pourquoi elles et ils sont là ; mettre actif mon gaydar
et portionner les parts de pédés, hétéros
ou toxicos venus se faire tester comme moi ; montrer son ticket
à une secrétaire qui stylonne "votre date
de naissance ?" sur un bout de formulaire photocopié
; repatienter ; suivre une infirmière dans un bureau triste
; s'asseoir sur une chaise longue en simili cuir marron ; exposer
son bras gauche en pleurnichant : "Je crains les prises
de sang. Si je tourne de l'oeil, vous ferez le nécessaire
?" La dame sourit après ses habituelles questions
("Pourquoi faites-vous un test ? Vous droguez-vous ? Sniffez-vous
? Estce que vous vous piquez ?") Je cligne des paupières
et sens l'aiguille enfoncée dans ma chair. Trois années
d'absence dans un centre de dépistage anonyme du VIH. Comme
excuses, j'avais vaguement comptabilisé ces accidents où
ma capote a craqué, où ma bite nue visitait des dizaines
de bouches inconnues. Comme inquiétudes, j'ai perdu du poids
par excès d'alcools et repas loupés, et psychotais,
à chaque coup de fatigue, une séroconversion. Comme
miroirs déformants, il y avait (et a toujours) cette image
renvoyée par l'Autre, public ou intime, qui imagine que ma
maigreur est celle d'un pédé malade. Comme motivation
nouvelle, j'aime Bastien et veux le protéger "au
cas où". Clignez des paupières. Sept jours
plus tard, je retourne à l'Hôtel Dieu avec des questions
cimentées au ventre : "Que ferais-je si je suis séropo
? A qui l'annoncerais-je en premier ? Voudrais-je encore vivre ?
Me battrais-je contre la maladie ? Si oui, secrètement ?
Publiquement ?" Dans la salle d'attente, une voix hausse
un numéro. Une jeune femme dénoue ses jambes en ronde,
tend son ticket puis suit le pisteur de son état sanguin.
Enfermée dans un bureau, que lui révèle-t-on
? Quel sera mon sort ? Clignez des paupières. A mon tour.
J'échange le ticket de retour rempli la semaine d'avant contre
une feuille d'analyse entêtée de mon numéro
: "VIH1 : négatif" surligne "VIH2
: négatif". Le bonidélivreur ne me félicite
pas. Aucune raison. Le mal court encore dans les copulations de
tous. Clignez des paupières. Ce vendredi 1er décembre,
je serai encore du côté des lutteurs contre le sida.
Je marcherai en direction de la Mairie centrale, grande aveugle
devant l'épidémie qui abîme nos amours et libertés
sexuelles. Je m'engagerai dans Sida Basta, manifestation
courageusement organisée par Les Subsistances non
par mon affiliation à un de ces groupes prétendus
"à risques" mais par défense du temps
de la connaissance. Celui où des proches cachetonnent des
trithérapies polluantes, où les kids désinformés
niquent sans protection, où de vieux gays se surcontaminent
par nostalgie des serial fuckers seventies partouzant les queues
fiers, où la masse "hétéro"
n'a toujours pas compris que la vermine s'installe aussi dans son
corps, où les plus faibles crèvent de la maladie par
milliers, chaque seconde. Celui où l'Etat qui décrète
le sida comme Grande Cause Nationale 2006 s'applique à
débattre sur des sujets sanitaires beaucoup plus "propres"
et moins "intimes" pour fermer tranquillement les
paupières.
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MERCREDI 06 DÉCEMBRE 2006_
#392
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Faire danser des dreadlockeux
Les mêmes, et une poignée d'autres, avancent en accordéon
vers la place de la Comédie. Vendredi, la marche annuelle
de lutte contre le sida rallie militants associatifs, des élus
de gauche exclusivement (ceux de droite ne doivent pas connaître
le virus immonde) et les habituels de cette micro-manifestation.
Trois cents noyés dans le flot des shoppineurs sur la rue
de la République suivent une troupe de cirque. Aucune banderole.
Aucun slogan. Une minute de silence assis sur les pavés.
Trois minutes de bafouilles ineptes au ruban rouge final. Et notre
moment d'engagement est ainsi rendu invisible par le collectif Eclas,
incapable d'offrir une visibilité à cette journée
sensible ou un discours politique fort. Pendant que Patrice Béghain
souffle sur un vin chaud aux marches de l'Opéra, la divine
Colette reconstitue sa cour d'autan, celle qui faisait de
petites confidences et belles envolées éthyliques
dans le vestiaire du Medley. Clignez des paupières.
Les actions utiles se cotent sur le troisième Sida Basta
initié par Les Subsistances et incitant les nuiteux
au safe sex dans les bars. Déjà, dans L'Escalier
musicalisé de goodies soul par Prousty, une
jeune femme est poussée sur le comptoir et joue l'hôtesse
du bien s'envoyer en l'air avec son partenaire. Le préservatif
féminin déplié, touché et manipulé
affole la galerie. Christophe Boum demande "s'il
peut être utilisé avec un cheval" tandis que
les commentaires discréditeurs de l'objet encombrant se hurlent
à tour de verres. La Denise, homme mondain en tout
terrain, lie connaissance avec les belles gueules, fierace son prochain
voyage pour la Thaïlande puis cligne des paupières.
Les bouches collent des râles et cris libérateurs aux
deux micros baladés dans la salle du Café de La
Mairie. Ici, la compagnie Là Hors De lâche
les capotes gonflés sur nos têtes et cette tournante
géante d'éjaculations sonores excite les buveurs et
lève un sourire heureux de Nathalie Veuillet. Clignez
des paupières. Au Cosmo, je m'épuise dans un
rôle de faux deejay devant mon vieil Imac. L'after Ding
Dang Dong concentre une foule de kids dans le serieux
de leurs âges, "21 ans et demi" selon l'expertise
de Fanfan Senlenc, et peu suiveurs de mes excursions musicales.
Au risque de me faire lyncher, je déconnecte mes crooners
30s et gentillesses de la variété française
pour brancher des morceaux fédérateurs. Gilles
Pastor dévisage ma douleur et pousse à l'opération
suicide : "Passe Dalida ou Sylvie Vartan. Peut-être
qu'ils danseront." Dehors, en pause-pisse sur le trottoir,
je porte plainte auprès de Patrice Moore : "C'est
trop difficile, le boulot de deejay." Le professionnel,
samedi prochain en mix all night long sur La Plateforme,
se moque doucement. En sortie de piste, Super Pénélope
tient à me féliciter pour "avoir même
fait danser des dreadlockeux." Clignez des paupières,
le corps épuisé. Samedi, le PMP (Politique
Modern Party) donne banquet de son décès chez Olivier
Auguste. Dans l'atelier de l'artiste, la vingtaine de convives
démontre autour d'une grande table carré que la mort
peut bien se passer. En l'attendant bien patiemment, David Cantéra
converse sur l'enfance et l'art avec Dominique, future Madame
Goldenboy. Puis tous digressons sur l'inceste, ma rencontre
prochaine des parents de Bastien, la sodomie, la bonne tenue
dans un mariage, la fidélité et autres sujets impossibles.
Jusqu'à fermer les paupières.
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INSTINCT NOCTURNE
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Écrit
par Baptiste Jacquet |
a été publié sous l'appellation
"Nuits Mobiles" jusqu'au
22 nov. 06 dans l'hebdomadaire
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