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INSTINCT NOCTURNE
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Écrit
par Baptiste Jacquet |
a été publié sous l'appellation
"Nuits Mobiles" jusqu'au
22 nov. 06 dans l'hebdomadaire
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MERCREDI 25 AOUT
2004 _ #289 |
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Infiltration
virtuelle
Sa voix sourit à l'oreille pour mieux
circuler dans le cortex. "Vous êtes un moustique qui
bourdonne et dont on aimerait bien se séparer",
me taquine-t-il. Sur la photographie, un front large couvre deux
pastilles brillantes en équilibre sur un nez épais.
La bouche ouverte voudrait raconter tant de bêtises qu'elle
se contente de tutoyer une barbe de faux voyou. Clignez des paupières.
Plus l'on comate sur la plage, plus l'horizon d'azur se mange le
sable. à mesure que le soleil nous allonge, seules les premières
vagues marines lèchent nos fronts collés sur serviettes
éponges. Saint-Tropez est assiégé par une armée
vulgaire d'Eddy Barclay. Les hommes en chemises blanches arpentent
les ruelles tels des anges argentés à la poursuite
de sirènes aux écailles en PVC et aux lèvres
waterproof et siliconées. Les gros culs chromés des
yachts se réfléchissent sur nos drinks à la
terrasse de Senequier. Clignez des paupières. Sur l'écran,
il lève les bras au ciel pour mieux faire l'idiot. Peut-être
aimerait-il être enlevé par un prince impossible. "Non,
cela ne m'intéresse pas. Je ne veux pas que l'on me force.
Et puis, je n'aurais pas le temps de faire ma valise, prendre des
caleçons propres", esquive-t-il. Je ne le connais
pas mais l'imagine déjà en anguille enroulée
autour des mains et incapable de s'échapper dans le grand
bassin. En amuseur pudique, il surenchérit dans des histoires
spectaculaires. Il confirme : "J'adore les montres. La mienne
permet de me rattacher au sol, de ne pas m'envoler." Clignez
des paupières. Dans la villa, un invité se menotte
à son portable et nourrit de textos ses amours en conditionnelle.
Le golden boy ne peut exister sans nous dérouler un name
dropping des influents Parisiens qui agrémentent sa vie mondaine,
plus sûrement submergée de solitudes et angoisses existentielles.
Je voudrais croire que ma blondeur intérieure naissante me
métamorphosera en une Paris Hilton inutile et volage. Pour
effort, je ne descends plus sur la plage sans une fleur en oreillette.
Clignez des paupières. Je l'ai rencontré une nuit
d'insomnie sur Internet. Trois semaines que nous nous lisons, qu'il
téléphone des heures durant et me fait rire au beau
milieu de la nuit. Trois ans que je ne me suis pas senti dans cet
état de perché amouraché et véritable
imbécile heureux. Il me promet : "Je vous vaccinerai
de tout cela." Clignez des paupières. Avant notre
départ de la Riviera sauvage, nous fixons le phare lointain
lançant sa toupie lumineuse sur les flots obscurs. Le ciel
se strie d'étoiles filantes. En suite de ces attrape-voeux
chassés dans la nuit, nous nous endormons découverts.
Les grillons ne nous réveilleront plus. Clignez des paupières.
L'infiltration virtuelle s'avère tenace. Je ne l'ai jamais
vu et encore moins touché. Je voudrais qu'il soit doux et
imprévisible. Ma raison, ce qu'il en reste, ne couvre plus
l'échappée. Sentiments artificiels pour un homme inconnu
et en vignette dans une chatroom. Avoir peur de tomber. Avoir peur
de tomber. épisodiquement, je me rassure par l'évidence
: la chute n'est possible que si l'on s'est auparavant hissé
vers un haut. Alors, même si le haut ne s'avère qu'un
mirage estival, une occupation de l'esprit, il réconforte.
Ma capacité à aimer demeure intacte. Clignez des paupières.
Au pied du Vercors, en bordure de piscine, les pages de magazines
"pipol" s'accidentent en décalcomanies sur nos
jambes huilées. Un crocodile gonflable s'improvise fauteuil
à bronzer sur une eau tempérée à 25
degrés. Un soir, l'orage nous impose un impeccable souper
aux chandelles. Entre deux ritournelles, accompagnatrices de nos
jours faciles, Brigitte Bardot froisse les draps : "Ils
ont tous le même visage/serein, détendu, rajeuni/Ils
ressemblent aux enfants sages/quand parfois ils sourient/Ils ont
tous le même visage/les hommes/les hommes/endormis."
Clignez des paupières. Par un éclat de rire, il affirme
détester les fées lorsque je lui textote le final
de Sailor et Lula : "Tu as le coeur sauvage mais n'oublie
pas tes rêves. N'aie pas peur de l'amour. N'aie pas peur de
l'amour." Puis il fixe la webcam avec ses grands yeux de
petit garçon. Il grimace. Il joue avec moi. Il est assis
torse nu devant son ordinateur. Il m'allume mais n'excite en rien
ma libido. Pas envie, pour l'instant, de baiser facile. Peut-être
se joue-t-il de moi. Je n'ai pas envie d'être méfiant.
J'abandonne les protections pour mieux ressentir jusqu'où
je peux monter dans l'attachement. Plaisant. Heureux. Clignez des
paupières. De retour à Lyon, Tim Wright bastonne
The Ride pour un retour dans le connu. Je craignais de partir
loin de la ville. J'ai failli vomir dix fois dans des TGV enveloppés
dans de la chlorophylle trop pure pour mon foie sensible. J'ai failli
me surprendre dans des activités presque sportives. J'ai
failli aimer la Côte d'Azur. J'ai failli être relaxé.
J'ai failli apprécier la campagne de luxe. Là, à
cet instant, je n'ai pas failli : j'ai aimé tout ça.
Fermez les paupières.
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MERCREDI 01 SEPTEMBRE
2004 _ #290 |
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Bel
état et cetera
Il paraît que le bonheur n'est pas
racontable. Ce bel état n'attirerait que les moqueries des
perturbé(e)s et l'ennui de ceux pour qui la vie doit être
une souffreteuse en rebonds. Le bonheur commet l'affront de l'indiscutable
et de l'inutilité des avis extérieurs. Dès
lors, le mal-être et l'errance s'accommodent mieux avec notre
genre humain en affection pour les transferts sur autrui de nos
manques en surstock. Une personne heureuse est presque imperméable.
En plainte, on se sent bien plus existant. Clignez des paupières.
"Je préfère les chansons dont les textes racontent
des souffrances", veut croire Bidiblex, amourache virtuelle
de l'été. Mon convoité imaginait une histoire
durable avec un autre homme. Il vient juste de se planter. Sa peine
m'attriste et me rend jaloux de ce perdu regretté. Le wild
boy n'entame en rien mon coma idyllique. Il me questionne pourtant
sur tous ces amours ratées et rencontres d'aveugles : penser
à quelqu'un qui louche sur un autre qui lui-même souhaiterait
se lier à un autre et qui, comble du mauvais hasard, rêve
peut-être du premier. La boucle stérile fermée,
les poursuivants-poursuivis partagent le même gâchis
de chercheurs d'or boiteux à canne blanche. Clignez des paupières.
Les quais du Rhône se redensifient de voitures clignotantes.
Leurs flux intensifs énervent les corps en marche. La rentrée
se gorge de rumeurs nocturnes et d'usants avenirs. Jeudi, Anne
LS écarte les orteils en terrasse du Voxx en vue de nous
convaincre "d'être bronzée jusqu'à la
plante des pieds". Emma vise le soleil avec l'objectif
photo de son mobile. "Tu y viendras même si tu dis
être contre cette technologie", shoote-t-elle frénétiquement.
Je résisterai toujours à ce futur qui fera de nous
des lobotomisés de la mémoire. Que deviendra notre
cerveau lorsque notre main se greffera à une machine savante
capable d'alléger nos cellules pensantes d'un instant vivace
par images pixelisées ? Ferons-nous encore l'effort pour
refigurer ce moment mis en archive par simple pression du doigt
? Déjà, je voudrais avoir le courage de casser l'écran
du numérique et retrouver le plaisir d'attendre le développement
d'un film enroulé et ses clichés ratés sur
papier glacé. Mais, un jour, je céderai à l'appel
du portable qui fait tout. Clignez des paupières. Vendredi,
Bidiblex refuse mes baisers textotés. Mes demandes de retour
sur émerveillement restent écran mort. La balance
penche à mon désavantage. Se faire trop présent
ou demandeur ne peut que perturber le sonné. Voire que ce
dernier prenne coeur à son pouls avant arrêt immédiat
de l'émoi. A contrario, l'indifférence et la distance
attire souvent l'attention du partenaire. Tout l'art d'une histoire
en binôme tiens dans ce jeu enfantin : le tape-cul. Les deux
gosses rient et s'amusent tant que le bras articulé les envoie
rapidement vers le ciel puis claque au sol à limite de la
fessée douloureuse. Dès que l'un croit être
plus malin que l'autre en le bloquant en l'air, les pleurs se mêlent
aux reproches. Clignez des paupières. "Tu ne voudrais
pas que l'on se trouve une cabine ?" frôle un sérial
fucker dans un couloir de La Jungle, samedi. Je demeure debout,
sans toucher murs. Si beaucoup tiennent patiente et drague adossés
à l'entrée d'une cabine, je n'ai jamais pu soutenir
mon corps dans telle posture lascive, vulgaire et tapineuse. Il
me faut être fièrement droit. Je pense à l'homme
que je voudrais séduire avant de gérer les attouchements
du premier baiseur volontaire et une deuxième tête
chercheuse invitée. Je manipule au verbe les fantasmes de
ces gentils cobayes et les laisser, enfin, en paix avec leurs verges.
A ce présent de bien monté dans l'état amoureux,
je ne veux toucher personne. Fermez des paupières.
Courts-lettrages
pour nuits vitales.
Petits rappels de là
où il faudra bien vivre. Le DV1, de loin le nightclub le
plus actif et fréquentable de la ville, alignera quelques
rendez-vous d'importance : ce vendredi 3, les perversions électro
de Jennifer Cardini ouvriront une longue série de soirées
"Je hais le vendredi". Le samedi 11, la disco du
6 rue Violi transpirera lors de la très hip soirée
"Clash" avec le retour de Mark Moore en maître
à danser. Vital. Dès le 12 septembre, la onzième
Biennale de la danse occupera tous les terrains culturels de la
ville. Le samedi 19 septembre regroupera la nomenklatura locale
lors du traditionnel bal costumé promis, pour cette édition
Europa, aux Subsistances. Sur le thême de "La Belle et
la Bête", le spot pipoul du mois donne déjà
sujet à débat sur les déguisements à
porter. Du 22 au 25 septembre, Marsatac décolle à
Marseille avec Detroit Grand Pubahs, Roots Manuva, The Herbaliser,
Blackstrobe et plus sur marsatac.com.
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MERCREDI 08 SEPTEMBRE
2004 _ #291 |
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Le
jour d'après
"Je n'aime pas lorsque tu parles
comme ça. Arrête, s'il te plaît", interrompt
Super Pénélope. Jeudi, je fais part à la belle
de mon ambition testamentaire. La règle du jeu sera la suivante
: le jour d'après, les quinze personnes les plus aimables
de ma vie se partageront un legs équivalent à une
semaine de voyage en commun. Elles définiront destination
et date à leur guise mais devront partir impérativement
ensemble dans un délai de douze mois à compter de
l'arrêt de mon petit coeur tout essoufflé. Une seule
absente et l'héritage piégé disparaît.
"Si je suis des bénéficiaires, je ne veux
pas devoir supporter Christophe Boum", rigole Pénélope
avant de se raviser : "Tu ne vas pas déshériter
ta soeur tout de même ?" Et pourquoi pas ? Celle-ci
a la même importance que les ami(e)s et amours qui nourrissent
mon existence. Elle ne parle qu'en millions de dollars et ce n'est
pas la fortunette que je laisserai qui créditera fortement
son compte bancaire. Et puis, si le temps laisse mes rides se creuser,
il y a forte chance pour que les héritiers choisis récupèrent
plus de dettes que de biens. Même mort, je les emmerderai.
Clignez des paupières. Vendredi, Joël A. tend
un drink sur le comptoir mis à feu de l'United Café.
La fumée du pétrole briqueté pollue nos gorges
et mon gentleman agreement insiste pour que nos rencontres soient
plus fréquentes. Je ne sais que réagir face à
son entreprise de séduction et lui inflige un long discours
sur mon accroche pour Bidiblex. Clignez des paupières. "Un
vrai lieu de fête. Profitons-en pleinement avant qu'il ne
disparaisse peut-être un jour", dégouline
de chaleur, Christophe Proust. Au DV1, sur les marches de
l'estrade, un sexagénaire old fashion tend son chapeau en
osier vers le plafond stroboscopique et se dandine avec un bel étalon
noir aux lunettes en miroir. Derrière cette image improbable
et unifiante, Jennifer Cardini griffonne les acétates de
sons rocky et mid-tempo progressifs. La fureur de sourire s'imprègne
dans des corps épongés par une chaleur humide. Pierre-Louis
est usé. Joël A attend le signal impossible de
mon abandon à son corps. Florent de la Table d'Hippolyte
tire ma bouche à sa joue barbue. Anne LS et Emma sont déjà
loin. La belle nuit est ici. Clignez des paupières sur la
voix enregistrée de Bidiblex : "Vous avez
un nouveau message. Aujourd'hui à 3h10 : T'es où ?
T'es où ?" Samedi, le soleil se couche sur des visages
brillants de sueur sur la terrasse du Voxx. Nasser ne jure que par
ces "Formule 1 qui, dimanche, vont te passer sous le nez
à toute allure sur les quais du Rhône". La
mairie centrale vient d'ajouter une nouvelle page à sa grande
politique de la cohérence. Le lundi, elle impose, sous couvert
écologique, une Presqu'île roulant à 30 km/heure.
Pour fêter cette bonne nouvelle, elle fait tourner, le dimanche,
des bolides à 200 km/heure. L'enchaînement est presque
aussi pertinent que l'interdiction de vendre de l'alcool après
22h, imposée aux épiciers, et une rivière de
bière sur le Quai des Guinguettes jusqu'à minuit.
Ou encore plus compréhensibles, les fermetures administratives
et non renouvellements d'ouvertures tardives dont sont victimes
plusieurs établissements nocturnes, diffuseurs de cultures,
et la prétention à devenir une capitale internationale
des musiques électroniques avec Nuits Sonores. Cette "politique
de la soupape" qui consiste à serrer les habitants
dans un quotidien bien rangé tout en leur laissant un petit
espace délimité et officiel pour se défouler
et s'émerveiller me dégoûte doucement d'être
un électeur socialiste. Mais je suis bloqué dans ce
camp, incapable de voter une deuxième fois à droite.
Clignez des paupières. Un large horizon de petits grains
lumineux dessine une ville dans sa splendeur nocturne. Devant les
fenêtres de son appartement, ouvertes sur ce champ de vies
infini et brillant, Bertrand S. reçoit pour une soirée
de picolage entre forcenés. Marie-Stéphane Guy, non
addictée à tout ce qui peut ressembler à de
l'alcool (mais comment fait-elle ?), laisse couler nos coupes de
champagne dans le gosier. Les discutions débordent en cuisine
et les yeux se font fatigués. Bidiblex circule au portable
: "Je marche dans Paris. C'est beau. Je m'approche de mon
arrondissement. Là, je suis un peu méchant. Mais vous
allez sentir ma bonne humeur, dès que j'aurais passé
la frontière du quinzième". Super Pénélope
tacle Yves Cazergues sur son implant supposé d'un piercing
au nombril alors que nous sommes sans nouvelle de Bertrand. Clignez
des paupières. Guillaume Tanhia prétend s'être
cassé la mâchoire suite à une chute de scooter.
L'improbabilité de l'accident s'ajoute au n'importe quoi
habituel du Medley. Françoise Rey est entourée d'escort
friends. En titubant sur Corinne Charby, un drunky s'acharne sur
un petit pédé au ceinturon clouté trop lourd
pour lui : "Non, mais ! On dit que les gays sont l'élite
de la société. L'élite de la société
! Je dis qu'avec la gueule que tu as, même en faisant beaucoup
d'efforts, il faut que je retourne me commander un verre au bar."
Fermer des paupières.
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MERCREDI 15 SEPTEMBRE
2004 _ #292 |
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Les
égarés de la tour Eiffel
"Come on, fly with me, we fly away.
Come on, fly with me, we fly away", prétend Franck
Sinatra dans le cd player. à toute vitesse, la voiture strie
le béton du bord de Seine en fibres de granules grises. Bidiblex,
allongé sur la banquette arrière regarde la nuit,
imperturbable dans sa noirceur chaude. "Regardez comme elle
est belle, la tour Eiffel", s'ébahit celui que je
courtise amourablement depuis des semaines. Mercredi, je goûte
enfin les formes de Bidiblex. Clignez des paupières. Il ne
veut pas m'embrasser "parce que le baiser veut dire trop
de chose". Ma main court le long de ses cuisses recouvertes
de poils durs, crochets à caresses longues. Nos doigts s'échappent
sur nos torses en palpitation. Il me suce. Je le suce. Nous transpirons.
Nous nous tenaillons. Les heures défilent et les draps se
détendent. Clignez des paupières. Un traversin de
soie noire couvre toute la longueur du couvent des Cordeliers. Jeudi,
j'ai la tête dans le ciel bleu de Paris et le corps léger
comme un homme heureux. Dans Sous vent, Annette Messager dévoile
une série de reliques et objets mutants, dispersés
en petits trésors, qui s'illuminent à chaque soulèvement
de la voilure gonflée par une soufflerie. La vague d'air
sous l'étoffe des nonnes donne au visiteur l'envie de plonger
pour mieux découvrir ces feux follets bâtards en noyade
dans le flot obscur. Troublant et splendide. Clignez des paupières.
à la Maison européenne de la Photographie,
un grand format noir et blanc immortalise un Snoopy géant
au dessus de Central Park. Une centaine de câbles fins tendus
au sol évite au ballon joyeux de partir au loin. Ce cliché
de l'exposition "Marc Riboud : 50 ans de photographie"
traduit à la perfection mon état d'amouraché.
Fasciné. Clignez des paupières. En terrasse de La
Comète, Guy Walter annonce son départ pour Houston
"afin d'y organiser un festival français de la création
artistique avec les Subsistances". Raphaël Hermano textote
: "Ce soir, il y a Michael Mayer et Jennifer Cardini au
Pulp. Tu viens ?" Non. Clignez des paupières. En
appartement, Bidiblex transpire de fièvre et souffle sur
une tisane fumante avant de dormir. Le sommeil sera détourné
par une scène de faux ménage. Je veux le toucher.
Il ne veut plus. J'ai besoin de le sentir. Il n'en a plus envie.
Corps nu sur le carrelage de la cuisine à me fracasser la
tête contre une porte. Pleurer de ne pas tout comprendre.
Clignez des paupières. Vendredi, lors d'un long apéritif
en rincées abusives de mauresque, Agnès Renoult et
Henri Van Melle me donnent une correction : "Tu es vraiment
un nul avec ton biquet. Laisse-lui un peu d'espace et de temps."
Idiot et drunky, place de la Concorde, je teste ma vulnérabilité
en courant entre les phares fous des bolides klaxonnant sur le pavé.
Clignez des paupières. Harald de F.Com lève son verre
et file aux platines du Concorde Atlantique pour "passer
mon disque fétiche", trinque l'ange blond. A
Jackin Phreak clos son dj-set lorsque Z2 investit cette Kill
Brique au bras d'une escort friend plantureuse. Hardfloor remplit
le bateau d'acid-house originelle et trance punchy avant de nous
faire cligner des paupières. Samedi au Chinon, Le Bimb attire
la curiosité de Régis DC avec sa Pimp Watch, montre
futuriste "que tu peux trouver sur tokyoflash.com"
Régis nous narre son expérience de chroniqueur à
Canal et sa passion théâtrale qui l'a conduit à
s'épiler les jambes "pour interpréter une
femme". Je m'emballe pour le gel douche Paul Mitchell qui
"te glace les couilles mais que tu ne peux trouver qu'à
Londres ou New York. Du coup, on en ramène des litres pour
tous nos amis", s'amuse Dimitri, executive fashionisto
chez H&M France. Clignez des paupières. Clignez des paupières.
Je me blottis contre le torse de Joe pour une virée en scooter.
Le Frigo finit sa soirée underground. Nous enfilons les couloirs
aux murs surchargés de grafs, "baroques flamboyants"
selon Mélanie, vers une party en étage. "C'est
une soirée de nymphettes", tourne-je les talons
après deux drinks serrés et une gifle verbale donnée
à une chieuse. Deux étages supérieurs, des
colosses filtrent l'entrée d'une fête entre quadras
déguisés en Romains, Louis XIV et soubrettes blondes
à petites couettes. "Merde, ça doit partouzer
grave là dedans", se frustre Joe. Je coiffe une
perruque blonde empruntée sur un sofa et frotte le froid
de mes jambes. Clignez des paupières. En suite du troc de
mon short et tee-shirt pour un décoordonné blouse
bleue sur pantalon vert dans les bureaux d'un immeuble d'état,
nous flashgordons vers un gigantesque entrepôt du dix-huitième
arrondissement. Cet arche de Noé technoïde fige des
girafes en tubes d'acier, flamands roses ventrus de bouteilles Butagaz,
un éléphant monumental aux cornes en aluminium brossé
et autres freaks ressoudés. Krikor stoppe la musique et la
fête se termine sur l'image improbable d'un baba cool jouant
du pipeau au milieu d'un carrefour désert. Clignez des paupières.
Au QG, je descends dans la backroom en ouvrier traveloté.
Les culs se traînent, se font tirer à l'aveugle. Je
mets à genoux deux serial fuckers et insulte un mateur qui
injectera : "Moi, j'appelle les flics. On ne m'a jamais
parlé ainsi". Clignez des paupières. Dimanche,
rue Monge, une inconnue m'offre un bouquet de fleurs. La femme me
sourit : "Prenez. Tenez, pour la poésie de la vie".
Fermez les paupières.
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MERCREDI 22 SEPTEMBRE
2004 _ #293 |
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Mon
geste
La Galerie BF15 inaugure sa nouvelle saison
d'expositions, mercredi, et expulse l'extra cubage de visiteurs
sur la place des Terreaux. Depuis la vitrine, nous apercevons, derrière
une assemblée de têtes en ligne, l'informité
patatoïdale d'un Luc Chambon gonflé en Père
Ubu blanc. Nous réussissons à faire chemin jusqu'aux
tubes de vodka mais ils ne seront pas pour moi. "Tu fais
comme ces gens qui décident d'arrêter de boire tout
un mois ?", se moque Sylvie Perret après
mon annonce d'un sevrage d'alcool. "La dernière fois
que je n'ai pas bu ? Je ne m'en souviens plus", plaisante
Catherine A. "Il paraît que tu es devenu sportif",
décoche Philippe Chavent auquel j'aimerais faire croire que
"je vais aller à la piscine de Vaise... pour tenir les
vestiaires, un job en or". Clignez des paupières.
Au même moment, au très en vogue Péristyle,
Françoise Rey ne désespère pas de créer
"le club des Pauvres Filles. Moyennant une adhésion
mensuelle, chaque pauvre fille en manque d'amour et sexe se verrait
offrir un voyage ou un dîner, histoire qu'elle oublie son
malheur. Je serais membre à vie de l'association".
Clignez des paupières. Jeudi, le musée d'Art contemporain
vernit l'exposition Jan Fabre. Impossible de se frayer une voie
vers les salles au milieu de saluts mouillés et automatiques.
Harassé de revoir, déjà, tous les arty-mondains
ancestraux que l'on avait oublié depuis le milieu de l'été,
Stéphane Vambre flashgorde vers la galerie Roger Tator
et ses installations "Cocktail". Entre un mur en papier
peint écossais crocheté par deux cornes de cerfs en
bois brut et des dents en porcelaine cariées de smarties
colorés, l'art présenté ne vole pas trop haut.
Anne LS et Caroline Alt s'échappent. Frédéric
Sicre vient de quitter le chantier de son Vercoquin, cave délicate
et bar à déguster en ouverture dès octobre.
Clignez des paupières. Elles se basculent sur des chaises
à prier en aluminium brossé. Ils retournent ces mêmes
armatures et les tendent en défense bestiale devant leur
visage. La deuxième pièce présentée
par la Compagnie Aterballeto à la Maison de la danse
aligne femmes face aux hommes pour des Noces de Stravinsky distrayantes.
La chorégraphie récure la crispation de danseuses
qui, lorsqu'elles sont portées, énervent leurs mollets
et se tordent les pieds de nervosité. "Ce n'est pas
ennuyeux mais assez anecdotique", résume Pierre
David. à l'entracte, Patrice Béghain porte un regard
de faux expert en élevage agricole et pesticides utilisés
par les paysans poilus. Clignez des paupières. Un monstre
de muscle et épilé intégral fouette une bimbo
siliconée sur le comptoir du 10. Pour cette rentrée
des classes, Jacques (a dit) Haffner commet encore dans l'exhibition
sexy vulgos mais tout le monde s'en moque. Paul Satis sourit presque.
Bras au ciel, Super Pénélope et Gilles Pastor dansent
sur un tube cheesy avant de clignez des paupières. Agité
sur le remix de Chicken Lips du "We don't play guitars"
des Chicks On Speed, mon éveil de plomb m'agite dans
l'insomnie. Changement de ton. "Je fais mon geste encore
et encore/des milliers de fois/je suis un geste qui se répète/des
milliers de fois/Je suis l'accoutumance à ce geste/Je suis
l'oeil qui voit/Je suis aussi le geste qui précède"
assomme Programme dans "Mon geste". Vendredi, des mass
symbols (Mickey, la Joconde, logo d'un hypermarché) drôlement
peints par Cristian Rusu à l'aide de mici grillés
au barbecue (galerie Néon) aux très prenantes figurines
animées d'Alexandru Antik (galerie Swap), le parcours artistique
initié par le "Transylvania Express" nous replace
dans des créations underground fraîches et réussies.
Laconque m'attrape pour s'asseoir à l'Opéra. Le rideau
ouvre une scène meublée d'un cerf empaillé,
mort allongé. Un squelette argenté, boule à
facettes malveillante, se perche au plafond. Des dizaines d'escarpins
rouges pailletés s'aiguillent au sol. Le décor ainsi
posé par Christian Rizzo annonce d'entrée les non-variations
de thèmes : la mort, l'homme à côté de
ses pompes, le kitch baroque. La présentation faite, la pièce
mimée emmerde avec ses freaks grossiers et son irrévérence
déjà bien usée. D'une installation artistique
suffisante, le chorégraphe nous fait regarder nos montres
devant ses élongations miséreuses de corps qui ne
doivent déranger ou réjouir que les accros du bon
goût, du coup, émerveillés par l'ennuyeux. Clignez
des paupières sur un jeu de table énergique et droit
sorti d'un épisode excitant de Fame, mis en rythme par Forsythe.
Samedi, Super Pénélope et Anne LS poupettent dans
de longues robes en tulle noir sous la verrière des Subsistances.
Le Bal de La Belle et la Bête convie un parterre d'invités
déguisés pour certains dans ce pur esprit royaliste
que l'on retrouve dans les rallyes entre petits gens fortunés
("Il faut bien qu'ils amortissent leurs costumes",
lâchera une peste) et d'autres, plus inspirés, dans
une interprétation vavavoum de l'univers de Jean
Cocteau. à coups de drinks sous nos loups masqueurs,
le lieu perd de son modelage un tantinet ringard et devient salle
d'amusements, à provoquer les endimanchés sur dancefloor.
Fermez les paupières à l'United Café lorsque
Super Pénélope reçoit toutes les félicitations
de gentils pédés trop émerveillés par
nos chiffons princiers.
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MERCREDI 29 SEPTEMBRE
2004 _ #294 |
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Le
sac de signes
Au souvenir de sa mère, d'un coffre-morgue
en aluminium propre, le fils sortait le visage recouvert de feuilles
vertes et fourmis rouges en circulation sur sa peau figée
dans une pâleur permanente. Son cou aurait été
marqué d'une ligne pourpre, stigmate de la corde au bout
de laquelle il s'était balancé dans le bois. Clignez
des paupières. Mardi, la Biennale de la danse continue au
Transbordeur dans un remake du Lac des cygnes de Tchaïkovski,
mis en pièce par le Von Krahl Theatre. La largeur de scène
s'extrémise de deux échafaudages aux sommets desquels
des danseuses sont casquées de couveuses en batterie. Un
écran vidéo fait atterrir trois hommes : un esthète,
un militaire et un laborantin. Suit un enchaînement d'exercices
mécaniques forcés, cabotins (et parfois drôles),
désynchronisés par archives de petits rats dociles
et bien rangés en télé-projections sur des
draps blancs coulissants. La pièce est ingénieuse
et minutieusement cadencée mais se replie dans un bavardage
sectaire, limité. "Intéressant", comme diraient
ceux qui n'ont rien à dire mais "un peu décevant",
comme sentiraient ceux qui n'ont rien à sentir. Clignez des
paupières. Au souvenir de sa s¦ur, elle avait déjà
été "préparée" pour être
revêtue de sa robe de linceul, une photo de ses enfants placée
sur son c¦ur éteint en témoignage de sa maternité.
Aucune trace de pare-brisé n'aurait déchiqueté
son visage. Aucun membre n'aurait été touché
par la tôle de cette voiture butée et cabossée
par un camping-car à la sortie d'un virage de Saint-Laurent-de-Chamousset.
Clignez des paupières. Mercredi, Jyrki Karttunen multiplie,
sur des pans de résille transparente, une foultitude de son
unique soliste pixelisé en danse au théâtre
de la Croix-Rousse. Et j'ai failli m'endormir. Sur un air de flûte
moyenâgeuse presque insupportable, la féerie naïve
d'un troll innocent qui veut voler tourne rapidement à l'ennui.
Gros ennui. Clignez des paupières. Je n'ai jamais vu mes
parents morts allongés parce que la si respectable famille
a estimé que, pour le père, j'étais trop jeune
et, pour la mère, je n'étais pas en état psychologique
de supporter. Je le regrette. Je regrette de ne pas avoir pu faire
face à ces corps violemment immobilisés. Aujourd'hui,
même après huit années d'analyse à payer
une psychiatre pour écouter mes immondités intérieures,
j'en garde les séquelles. Clignez des paupières. Jeudi,
je rencarde un serial fucker via Internet : "À minuit
dans l'allée X. Code de porte : Y. Ce sera moi qui fixerais
les règles du jeu". Àl'heure imposée,
je me retrouve dans l'obscurité d'un couloir d'immeuble,
un masturbant buccal entre mes jambes. Clignez des paupières.
Premiers touchés-mémorisés de Biennale, vendredi.
Le Théâtre national de la Grèce du Nord nous
velcroche à Swan Lake City, adaptation d'un lac des
cygnes cradingue et en chair écorchée et vive : le
ballet slalome entre une brume atmosphérique lynchienne et
des petits tableaux en sucre glace hilarants ou carabinés
d'une densité émotive impressionnable. Au merveilleux
My Funny Valentine de Lorenz Hart et Richard Rodgers, un
cygne handicapé maintient sa fraîcheur d'oiselle magnifiée
et se traîne au mieux sur le lac gelé jusqu'à
cramper deux larmes au coin de mes yeux. Oeuvre imparfaite mais
ultrasensible. Clignez des paupières. Bidiblex a disparu
comme un voleur, tel ces (mes) inhumés que l'on n'a pas eu
le temps de voir décliner au goutte à goutte de la
mort fine et à qui l'on n'a pas tenu la main sur leur lit
d'amour agonisant. Je ne sais pas gérer ce sentiment d'abandon
brutal, non-visualisé ou non-verbalisé. C'est ma seule
tare néfaste : la disparition subite et inexpliquée.
Clignez des paupières. Super Pénélope, Carla
et Z2 m'entraînent dans l'étourdissement en pleine
course dans le froid de septembre. À La Marquise, les drinks
s'enfilent à la chaîne pour l'anniversaire de Mariska.
Notre ivresse renverse la péniche dans une série de
provocations et rires aux éclats. Antoine S. prétend
que le bus high-tech garé sur le quai enferme Frédéric
Michalak "qui se repose et ne sortira qu'à 4h du
matin". Le vigile pianote un code invalide sur la porte
ouvrant l'espace "véïpé" du Ninkasi
en pleine drunkitude à l'occasion de son anniversaire marathon.
Barbara Prost papillonne au milieu du bar. Thierry Pilat sourit
en pleine trinque d'un punch corsé. Carla explose les ballons
en suspension au-dessus de ma tête et danse avec "un
mec qui se moque de moi... Non, c'est sa façon naturelle
de danser". Clignez les paupières surexposées
au c¦ur d'un DV1 fabuleux. Dimanche, elle installe des bouteilles
d'olive sur des doseurs perchés en hauteur. Elle se prépare
un Martini dry. Elle le goûte et affirme : "Non, ce
n'est pas ça". Elle course les gouttes d'huile à
travers un sampler bruitiste et entêtant de circuit de Formule
1 grippé de rifts rocky. Elle poursuit l'ivresse d'un bien-être
d'une bouteille à l'autre. Puis elle boit de nouveau son
verre. "Non, ce n'est pas encore ça". Elle
active les goulots des bouteilles, se dénude et entreprend
l'excès de sensualité. Elle se noie dans le glissant,
l'imprenable et total. Enfin, elle trouve la bonne olive, celle
qui réjouira son drink. "Perfect", clôt-elle
dans un Troubleyn de Jan Fabre. Pièce correcte et moins géniale
qu'elle ne l'avait été vantée durant la semaine.
Fermez les paupières.
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MERCREDI 06 OCTOBRE
2004 _ #295 |
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Trop
familiers
Mon poitrail s'embroche sur une vis sans
fin en libre rotation. Comme il refuse naturellement de suivre le
tournis imposé, tous les copeaux d'émotion remontent
dans le cerveau. Mardi 28, la salle du TNP se lève pour une
ovation unanime de D'avant, spectacle vicieux, drôle et intense
donné par la Schaubuhne am Lehniner Platz. Quatre
danseurs nous aspirent dans l'épicentre d'un siphon ravageur
: des chants médiévaux lancinent dans nos oreilles.
Les corps se jouent pendules solaires ou aiguilles d'horloge. Toujours
en ronde, les couples se battent, fusionnent et se confondent sur
une piste en briques dures, parfois étoilée à
l'image du cirque pour clowns transformistes, tantôt contestataire
puis suicidaire, mais toujours rotor continu de luttes et chamailleries.
Le tout fabuleux se cramponne à nos tripes et je me prends
à vouer à Sidi Larbi Cherkaoui, l'un des chorégraphes
de cette oeuvre, une admiration béate. Le dansé-orchestré
de l'artiste m'avait déjà scotché dans Foi,
merveille épreuve offerte au Toboggan l'an dernier. Il réitère,
ce soir, avec ce même langage dérangeant et sensible
qui me parle trop. Clignez des paupières. La première
quinzaine de Biennale de la danse m'ennuyait ou me laissait affamé.
Était-ce dû à ma mauvaise sélection de
spectacles Mon indisposition ou inculture à ressentir au
plus juste les scènes et ses gestes ? Peu importe. Mercredi,
Chris Haring réactive un nouveau fort ressenti. Fremdkoerper
ausculte cinq corps en isolement sous des halos étanches
de lumière crue. Un poste de télévision, mis
sous cloche d'un sixième rond d'observation, décrypte
le visage d'une femme fantôme (extra-terrestre ?) et monochrome
fugace d'une puissance supérieure. Ces cobayes déshumanisés
se tordent, testent leurs muscles, miment la peur, la joie, la colère
ou la haine. Certains mécanismes initiatiques et forcés
figent les danseurs dans des poses qui nous glacent comme des tableaux
terribles de beauté cisaillés par un Francis Bacon.
L'ensemble est froid, très froid, magnifiquement froid. Clignez
des paupières. Jeudi, en accumulant une structure scénique
à angles droits et géométrie variable, des
figures énergiques et tendues sur un canevas impeccable et
une succession de saynètes articulées autour d'un
thème de la ville, Silent Collisions de la Compagnie Charleroi
séduit par sa haute technicité sur la scène
du Studio 24. Mais je n'arrive pas à pénétrer
dans cette pièce bavarde qui n'offre aucune accroche d'émotions
alors qu'elle dérive souvent dans des mises en forme ringardes
; des projections vidéo de signes arabes ou chinois pour
souligner un univers cosmopolite, d'idiomes capitalistes pour dénoncer
notre monde de surconsommation et une fin néo-baba, un peu
"too much" (reconstruire des cités "végétales"
et translucides). Clignez des paupières sur un ballet que
je n'ai certainement pas compris. Au Lax bar, Patrick P. dégoupille
les bouteilles de champagne pour l'anniversaire surprise offert
à kary, soeur-patronne du bar en vogue. L'ennui me prend
et l'envie de mutisme me range dans les couloirs du Premier Sous-Sol.
Un homme me course jusqu'à un glory hole au travers duquel
ses yeux deviennent bouche sur ma queue. Deux assoiffés m'imaginent
proie facile mais mon air de méchant déprimé
les éloigne vite. Pas envie de baiser. Peu d'envies. Clignez
des paupières. Pour avoir assisté, la veille, à
la première de I Apologize aux Subsistances, Super Pénélope
croit savoir qu'il n'est pas bon, au regard de mon état d'esprit
actuel, d'assister à cette ébauche de pièce
cosignée par Gisèle Vienne, Dennis Cooper et Peter
Rehberg. Nonobstant, vendredi, je sors un peu honteux du laboratoire
de création. Honteux d'avoir aimé jusqu'à me
sentir aimanté par la violence d'un Jonathan Capdevielle,
chien tueur transpirant l'air hagard. Au milieu de caisses en bois,
l'extraordinaire comédien exhume des jeunes collégiennes,
marionnettes pâles et inquiétantes, les étrangle,
les rejette dans ces vulgaires cercueils. La musique de Pito, en
volume assourdissant, fauche le spectateur et le tire dans cette
boutique des horreurs qui n'effraie pas car chacun peut y trouver
sa réalité, ses propres envies de petit criminel potentiel.
Suivra, de façon plus ou moins réussie, une échappée
salvatrice dans un monde de fantasmes, dans un délire de
junky entouré d'un homme-femme au corps recouvert de tatouages
et une femme-poupée dont on ne sait si elle est preuve du
vivant ou résurrection d'un assassinat mal achevé.
Clignez des paupières sur ces moments étrangement
trop familiers. Samedi, The Gallery, nouvelle soirée pour
gays aux muscles épais, surchauffe au Théâtre
de la Scène sur Gerland. Entre torses nus en gouttes, house
énergique de l'Anglais Paul Heron et intensification de drinks,
je pleure sur le torse de Christophe Boum : "Je perds mes
référents. Je sens que je te perds comme j'ai perdu
Alice. Vous êtes, tous les deux, ces chers qui me maintiennent
en vie. Je t'aime." Clignez des paupières. En after,
le DV1 se surpasse dans un brassage de gens rares et souriants qui
grandit ce club dans l'inclassable. À L'Apothéose,
un Xavier s'allonge sur moi et me déshabille de ses doigts
excités et tendres. Fermez les paupières.
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MERCREDI 13 OCTOBRE
2004 _ #296 |
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De quoi mourrons-nous ?
Mardi, Jean-Philippe Salerio rejoue,
à merveille, ce travelo top model sous multidopes et se dédouble
en un chien pisseur sur les jambes du spectateur, en rat sexy, en
négresse mauvaise servante ou en mère castratrice
qui "veut bien une tasse de thé avec un nuage de
sperme, mon chéri". Aux Subsistances, la reprise
du Frigo de Copi par Gilles Pastor, est toute
aussi dérangée et poilante que les premières
représentations de cette pièce à la Villa Gillet,
l'an dernier. La mise en scène a gagné en rythme et
donne encore plus de crampes à nos estomacs en rire. Elle
a pourtant un peu perdu de moments flottants et de poésie.
Kiki, ex teneur de bar lyonnais, danse l'Orient avec une douceur
extrême et nous regarde si tendrement que l'on se calme. On
se repose de ce monde agité et bruyant. Clignez des paupières.
Vendredi, Christophe Boum commande des drinks à ne plus pouvoir
tenir debout. Je le regarde d'amour à la porte de L'Escalier.
Je ne veux plus boire. J'ai besoin de m'allonger sur un sol factice
et douillet. Sans nécessité, je patauge dans le jacuzzi
du Double Side et me laisse masser par un homme carré, les
mains trop dirigées sur ma bite pour être cajoleuses
et agréables. Je mate la tête hors de l'eau d'un Olivier
au sourire malin. Je coule face à lui et tends mes doigts
sur son torse immergé. Clignez des paupières. Lorsque
je ne veux plus avoir à écouter, à parler,
à m'expliquer ou à représenter le mauvais garçon
que je ne suis pas toujours, seule la musique me rend invisible
et heureux. La danse est, et sera, toujours mon dernier refuge.
Beaucoup, en me regardant fermer les yeux et laisser partir mon
corps dans le rythme, imaginent que je suis sous l'influence d'un
quelconque gobage d'ectasy ou d'excitants chimiques. Or, rien n'active
plus mon cerveau que de laisser les basses lourdes prendre la place
de mes pensées, couler dans mes muscles et vider la nervosité
qui me crispe dans une insomnie permanente. Au DV1, tout est là
pour me sentir hors de ces angoisses passagères : les frontières
sexuelles, sociales et de castes s'effacent dans ce grand foutoir
en dégoulis sous une body music en high quality et captivante.
Au jour clair dans la rue, je suis déterminé à
écrire, un jour prochain, une ode à ce nightclub si
grandiose que l'on a du mal à croire qu'il existe et, surtout,
soit lyonnais. Clignez des paupières. "Ta gueule
! Tu es un extrémiste !", s'incruste un serial fucker
au comptoir de La Jungle. En exposé à un collègue
de mon envie de quitter la ville "si... enfin, lorsque Perben
sera élu en 2008", le journaliste me traite de défaitiste
et de ne pas apprécier, à sa juste valeur, la gestion
"villageoise" de la cité faite par la municipalité
actuelle. J'insiste. Je suis un accro à Lyon. Mais si les
"apparentés" socialistes n'ont pas encore su donner
une envergure humaniste et ultra-urbaine à cette ville de
petits notables campagnards, ce n'est pas un conservateur "Forest
UMP" qui va arranger nos vies. J'ai besoin de ne pas me sentir
dans une bourgade de bouseux. Il faudra peut-être que je parte.
Clignez des paupières. Reine Claude fête son départ
pour Paris à L'Apothéose (rue Terraille, quartier
Opéra). Le nouveau club d'after, et de baise en étage,
love les incouchables sur des sofas moelleux. Lynx s'agrippe à
mes épaules : "Ça fait une semaine que Claude
fête son départ. On va finir par mourir avec tout ce
que l'on fume et boit". De quoi mourrons-nous ? Le gentilhomme
s'accorde sur cette analyse d'ivrognes en fin de course : notre
génération de trentenaires attardé(e)s navigue
en permanence dans la précarité. Il y a moins de vingt
ans, des plans de carrière, des enfants voulus jusqu'à
la maison de campagne pour sa future retraite, nos contemporains
stabilisaient tout avant la quarantaine et, pour les plus malins,
prenaient le pouvoir. Là, nous sommes incapables de prendre
la place des quinquas qui nous dirigent, tout occupé(e)s
que nous sommes à se chercher ou à trouver ces petites
choses qui nous mettront en paix. "On finira avec des cirrhoses
du foie, des cancers et, pour ceux qui ont trop pris de came, avec
des troubles neurologiques importants. Voilà de quoi nous
mourrons", ferme Lynx. Clignez des paupières. Samedi,
nous sommes en recueillement jouissif au Studio 24. Medeski,
Martin and Wood clos le festival 24 Pistes par un concert
à se frotter les bras pour les nettoyer de leur chair de
poule. Entre rock jazzy seventies et batailles de sons électroniques
et clochettes cuivrées, le trio new-yorkais nous fait voyager
dans un univers sans fin et classieux. Caroline Alt et Anthony Hopkins
s'échappent au Ninkasi Kao. Jac Perrichon devrait retrouver
son nouvel amour, son enfant. Nous flashgordons vers un nouveau
cycle interminable entre un DV1 pour gym queens en torse épongé
et L'Apothéose ("l'apocalypse" selon Cédric)
où une jeune fille enchaîne les fellations à
l'étage en criant : "Viens là. Baisse ton
pantalon. Allez, viens là, je te dis". Fermez des
paupières.
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INSTINCT NOCTURNE
|
Écrit
par Baptiste Jacquet |
a été publié sous l'appellation
"Nuits Mobiles" jusqu'au
22 nov. 06 dans l'hebdomadaire
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