Flashmob Beadoa
Mercredi 3 décembre 2003, 18h23,
place des Terreaux à Lyon. Des techniciens effectuent
des essais "son" dans le cadre de la Fête des
Lumières.
Soudainement, une jeune femme lève les bras en direction
d'un automate joueur de tambour installé sur la balustrade
du Musée des Beaux-Arts. Elle se met à frapper deux
cuillères à soupe entre elles et se trouve instantanément
suivie par une, deux, trois, enfin, une cinquantaine de personnes,
toutes munies de cuillères et jouant, sans synchronisme,
un petit concert de cuillères.
Étrangeté d'une action qui fait taire, l'instant d'une
minute, la sono en test et déstabilise les passants.
"Pourquoi faites-vous ça ?", questionne
une passante.
"Vous êtes un collectif anti-bruit ?", cherche
une autre.
Ainsi débute le premier Flashmob lyonnais : cinquante
manifestants pour 60 coups de cuillères à soupe.
La plupart d'entre eux sont arrivés seuls, sans regroupement
préalable à l'action, fébriles et en plein
trac.
Nombreuses, nombreux étaient celles et ceux pour qui ce premier
écart aux bons codes de droiture urbaine se sont dit :
"Que vais-je faire si je suis toute seule ?"
Aucun des participants ne se connaissait auparavant.
Ils ne se connaîtront pas d'avantage après leur premier
Flashmob.
Ni, certainement, après les suivants.
Mais, tous ou presque, repartiront avec un sentiment de légèreté
et d'avoir été un enfant joueur pendant une minute,
le temps d'un Flashmob.
Qu'est-ce qu'un Flashmob ?
Le Flashmob (littéralement "attroupement-éclair")
désigne une curieuse pratique apparue au cours de l'été
dans plusieurs capitales.
Tout commence sur Internet. Des volontaires
préalablement inscrits sur un site spécialisé
reçoivent, peu de temps avant l'heure H, un e-mail fixant
un lieu de rendez-vous. Sur place, les complices se font remettre,
le plus souvent par écrit, les consignes à suivre
et convergent subrepticement vers la cible choisie, en général
un grand magasin ou un espace public bien fréquenté.
Les montres sont calées sur l'horloge parlante, et, à
l'heure dite, chacun exécute une action incongrue ou dénuée
de toute signification intelligible. Afin de prévenir tout
dérapage et prendre de vitesse une intervention policière,
la scène ne dure qu'une poignée de minutes, puis les
protagonistes se dispersent dans la nature.
Les premiers Flashmobs sont apparus cet été
à New-York. Le 2 juillet, à 7 heures du soir, deux
cents personnes ont surgi à la mezzanine de l'Hôtel
Hyatt où, sans explication, elles ont applaudi à tout
rompre pendant quinze secondes. Le 24 juillet, une troupe d'égale
importance a récidivé en imitant des cris d'animaux
sous les murs du Museum d'histoire naturelle, à Central Park.
Le même jour, un groupe de client a investi un Megastore de
Rome pour y demander un livre, imaginaire bien sûr.
Le 7 août, à Londres, un magasin de meubles a vu débarquer
un large groupe de clients exprimant sans articuler la lettre "o".
Le 13, à Montréal, on a signalé un rassemblement
de grands enfants venus faire flotter et caqueter des canards en
plastique dans une fontaine publique.
Autres spécimens de flashmob : regarder fixement le
petit dinausore de la vitrine d'un marchand de jouets avant de pousser
des cris d'effroi, organiser un strip-tease collectif ou une farandole
géante. Récemment, des dizaines de jeunes gens déguisés
en agent Smith, un personnage du film Matrix dont la particularité
est de pouvoir se multiplier, ont réalisé une brève
apparition collective en plein centre de Tokyo avant de disparaître.
En France, la première "foule instantanée"
a été observé le 28 août à 19h15
sous la pyramide du Louvre. Cent cinquante personnes se sont brusquement
immobilisées avant de s'écrouler à terre. Trente
secondes plus tard, elles se sont relevées avant de se tourner
vers la porte principale et applaudir. A 19h18, tout était
terminé. Le 2 septembre, deux cent cinquantes individus se
sont retrouvés pour un ballet de parapluies place Beaubourg...
... Auteur d'un livre intitulé The Next Social Revolution
("La Prochaine Révolution sociale"), le gourou
californien Howard Rheingold va plus loin. Il entrevoit dèjà
l'avénement des smartmobs, "foules intelligentes",
reliées par internet, insaisissables et imprévisibles,
dont la capacité de mobilisation pourrait renouveler les
formes d'activisme politique et social.
Le flashmob n'aurait jamais vu le jour sans le développement
d'internet, mais il ne constitue pas tout à fait une nouveauté.
On peut lui trouver de multiples origines. Happenings warholiens,
"actes-urbains" chers au mouvement situationniste destinés
à contester l'ordre établi et à se réapproprier
la ville, voire streakings des années 1970 qui perturbaient
des manifestations officielles en faisant surgir des trublions que
l'on voyait détaler, tout nus, au milieu des officiels et
poursuivis pas le service d'ordre. Reste que l'attroupement instantané,
que l'on ne saurait réduire à un simple canular, à
une forme de théâtre de rue ou à une expression
artistique, déconterte. Il s'agit d'une action collective
mais non engagée, une manif-éclair sans objet dont
les participants ne sont pas supposés partager des convictions
communes, hormis un goût certain pour le bizarre.
Dérangeant mais pas contestataire, le flashmob s'inscrit
dans une mouvance plus large, marquée par l'apparition de
nouvelles pratiques telles que les repas d'immeuble, les pique-niques
sauvages en ville ou encore les détournements ludiques d'un
espace public dont l'opération Paris-Plage fournit un bel
exemple, voire les grand-messes sportives.
Ces rassemblements révèlent le plaisir que les habitants
des grandes villes prennent à évoluer au milieu d'une
foule éphémère mais chaleureuse. Théorisé
par le sociologue Michel Maffesoli, cet "hédonisme
du quotidien" s'applique à inventer de nouveaux
rites collectifs dont la diversité et le dynamisme constituent
autant de paradoxes au regard de l'individualisme proclamé
de la société tout entière. Pour sa part le
sociologue François de Singly décèle à
travers l'étrange coutume des foules instantanées
"un désire de redonner un sens positif à l'anonymat
urbain. Participer à ce genre d'événement permet
de faire une pause en mettant entre parenthèses son rôle
social l'espace d'un instant, dit-il. Désormais, plus
un individu dispose de facettes et d'identités différentes,
plus il se sent valorisé, intégré à
la modernité".
Jean-Michel Normand - L'attroupement-éclaire,
un étrange rituel urbain (in Le Monde -
mercredi 17 septembre 2003)
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